6

Le Rann of Koutch est un prodigieux désert de marais et de jungles noyées, vaste à peu près comme la Belgique, et qui, sur des dizaines de milliers d’hectares, étend ses lagunes, ses forêts marécageuses, en un vaste arc de cercle, au nord de la presqu’île de Kathiawar, sur la mer d’Oman.

Situé au bord et à l’extrémité nord du Rann, Nagaï Parkar est une minuscule bourgade oubliée, loin de toute civilisation, à proximité de laquelle Bob Morane alla poser, sur les eaux calmes d’un petit lac d’eau saumâtre, l’hydravion que ses amis et lui avaient loué à Hyderabad.

Quand ils eurent pénétré dans l’unique hôtel de l’endroit, qui ne recevait que de rares voyageurs indiens, ils se crurent réellement très loin du monde qu’ils venaient de quitter. Pourtant, le soir même, installés dans la salle à manger vétuste – si l’on pouvait appeler salle à manger la petite pièce meublée de quelques tables boiteuses en rotin – où les servait un Indien à la propreté douteuse, tandis qu’un punka à la vieille mode, actionné par un jeune garçon, tentait en vain de remuer l’air lourd, gluant comme un sirop, ils durent déchanter. Ils finissaient d’ingurgiter leur riz au curry, arrosé de thé vert, quand le serveur s’approcha d’eux et dit, plus spécialement à l’adresse de Morane :

— Une dame demande à vous parler, sahib… Tout en parlant, l’Indien désignait la porte, et Bob, Bill Ballantine et le professeur Clairembart se tournèrent dans cette direction, pour apercevoir une jeune fille qui se tenait debout sur le seuil de la salle à manger. Elle était grande, mince et souple et son visage étroit, entouré de cheveux fauves et éclairé de grands yeux d’un gris bleuté, était trop froid pour que l’on pût s’apercevoir immédiatement de sa beauté, pourtant réelle.

Quand l’inconnue se fut rendue compte qu’on l’observait, elle s’avança très droite et à l’aise dans son complet de shantung blanc un peu défraîchi par plusieurs jours de voyage accompli sans doute dans des conditions précaires.

Elle s’arrêta devant la table de Bob et de ses compagnons qui, seulement alors, se rendirent compte qu’elle était très belle, d’une de ces beautés sur lesquelles il est difficile de mettre un âge précis, car elle pouvait aussi bien avoir vingt ans que vingt-cinq.

Tout de suite, elle s’adressa à Bob.

— Vous êtes bien le commandant Morane ?

Elle avait parlé français, mais avec un accent assez prononcé pour qu’on pût se rendre compte qu’elle était Américaine.

Bob avait acquiescé :

— Tel est mon nom, en effet…

— J’aimerais vous parler, déclara la jeune fille en portant successivement ses regards sur Ballantine et le professeur Clairembart, comme pour signifier qu’elle voulait s’entretenir avec Bob hors de leur présence.

— Vous pouvez parler devant mes amis, miss… ? fit Morane en mettant un accent d’interrogation sur le dernier mot.

Elle parut comprendre aussitôt et s’excusa :

— C’est vrai, j’aurais dû me présenter… Je m’appelle Cynthia Paget…

Les trois hommes s’étaient levés, et des poignées de mains s’échangèrent, puis Bob avança une chaise à l’intention de Miss Paget, qui s’assit, pour commencer aussitôt :

— Je ne m’encombrerai pas de préambules, messieurs : je sais que vous comptez survoler le Koutch à bord de l’hydravion que j’ai aperçu tantôt sur la lagune et à bord duquel vous êtes arrivés ici, venant d’Hyderabad… Mes renseignements sont-ils exacts ?

Ce fut le professeur Clairembart qui répondit :

— Ils sont exacts, en effet, mais nous ne voyons pas en quoi…

— Je vais vous renseigner sans tarder, coupa Cynthia Paget. Je dois me rendre au cœur du Rann of Koutch, et je manque de moyens d’y parvenir. Je vous offre mille dollars pour me conduire à l’endroit que je vous désignerai.

— Mille dollars ! fit Bill Ballantine d’une voix calme. C’est beaucoup d’argent pour une petite ballade de rien du tout. De toute façon, miss, ce n’est pas une question d’argent…

— Pas du tout même, enchaîna Morane. Ce que nous aimerions savoir, c’est ce que vous comptez aller faire dans le Koutch. Ce n’est pas un endroit pour une promenade d’agrément…

— Je pourrais vous faire la même remarque et vous poser la même question, commandant Morane…

— Mes amis et moi allons à la chasse au tigre, si vous voulez tout savoir, répondit Bob, qui avait préparé cette excuse depuis longtemps.

— C’est ce que l’on m’a dit, en effet. Dans ce cas, vous ne pouvez voir aucun inconvénient au fait de me déposer là où je le désire…

— Vous n’avez pas répondu à ma question, insista Bob. Que voulez-vous aller faire dans le Koutch ?

La jeune fille ne répondit pas tout de suite. Elle demeura un instant silencieuse, les mâchoires serrées, le front buté. Finalement, elle secoua la tête et lança, d’une voix sourde :

— Je ne puis vous dire… Je ne puis vous dire… Sachez seulement qu’il faut absolument que j’y aille…

« Pourquoi absolument ? se demanda Morane. Personne ne doit aller absolument dans le Koutch, sauf peut-être le professeur, Bill et moi-même… »

Il secoua la tête.

— Si vous ne voulez pas nous renseigner, miss, nous ne pouvons vous forcer à parler. Sachez seulement qu’il y a des impossibilités que les pires nécessités ne peuvent vaincre…

La surprise se peignit sur le visage lisse et froid de Cynthia Paget.

— De quelle impossibilité voulez-vous parler, commandant Morane ?… Je DOIS me rendre dans le Koutch, et rien ne pourra m’en empêcher… C’est une question de vie ou de mort…

Morane fronça les sourcils, mais si légèrement que la jeune fille ne dut pas s’en apercevoir. Il était certain cependant que Bill et le professeur Clairembart devaient penser, comme leur compagnon, combien il était étrange que cette inconnue voulût ainsi pénétrer dans le Koutch, en même temps qu’eux. Au cours des jours qui précédaient, Bob et Bill avaient eu maille à partir avec les dacoïts de l’Ombre Jaune, là-bas dans le manoir de Dordogne, puis il y avait eu l’étrange visite au fantomatique notaire Évariste Grosrobert, et le non moins étrange testament de Monsieur Ming. Venant s’ajouter à ces événements, l’insistance de la jeune Américaine ne pouvait qu’éveiller leur curiosité, sinon leur méfiance.

— L’impossibilité en question, dit Bob, réside dans le fait que, seuls, trois passagers peuvent prendre place, en sus de nos bagages et équipements, dans l’hydravion. Si nous acceptions de vous emmener, nous ne parviendrions sans doute pas à décoller…

En parlant ainsi, Bob mentait. Il ne pouvait agir autrement car, ses amis et lui, embarqués dans une mission délicate, sinon dangereuse, ne pouvaient s’encombrer d’une passagère qui, immanquablement devrait partager les périls qui, peut-être, les attendaient au cœur du Rann. En outre, les desseins de Cynthia Paget étaient trop énigmatiques pour qu’ils puissent lui faire confiance. Il était peu probable qu’elle fût sur la même affaire qu’eux mais, quand il était question de l’Ombre Jaune, on ne pouvait s’entourer de trop de précautions.

Les dernières paroles de Morane semblaient d’ailleurs avoir découragé définitivement Miss Paget. Elle n’insista plus et se contenta de dire, d’une voix sourde, dans laquelle il y avait du dépit, qu’elle essayait de dissimuler de son mieux :

— Tant pis, messieurs… Puisque vous ne pouvez m’emmener, j’aurais mauvaise grâce d’insister… Je trouverai un autre moyen… Au revoir, messieurs… Désolée de vous avoir importunés…

Elle se leva tout à coup et, sans tendre la main à aucun des trois hommes, elle quitta la salle à manger.

Quand elle eut disparu, Bob Morane et ses compagnons s’entre-regardèrent.

— Je me demande, fit Ballantine, ce qu’une aussi jolie fille, éduquée et élégante, peut venir faire dans un coin pareil. On la verrait plutôt à sa place dans un salon huppé de New York ou de Boston…

Derrière les épais verres des lunettes cerclées d’acier, un sourire s’alluma dans les yeux clairs, à l’expression presque enfantine, du professeur Clairembart.

— Les jeunes filles d’aujourd’hui ont parfois un comportement bien étrange, dit-il, mais ce n’est pas une raison pour vouloir à tout prix leur prêter de noirs desseins… Cette petite fait sans doute bien des mystères là où il n’y en a pas… Agissons comme si nous ne l’avions pas rencontrée…

Bob, lui, ne dit rien. Il n’avait qu’une hâte : partir au plus vite, le lendemain à l’aube, pour gagner ce refuge, à cœur même du Rann of Koutch, dont il était question dans le testament de Monsieur Ming, et lever ainsi les doutes planant sur l’héritage du terrible Mongol.

Comme il avait été prévu, Bob Morane, Bill Ballantine et Aristide Clairembart quittèrent Nagaï Pakar le lendemain, dès les premières lueurs du jour, à bord de l’hydravion. Ils n’avaient plus revu Cynthia Paget, et ils pouvaient croire que l’Américaine avait renoncé à son projet de s’enfoncer dans le Koutch. Bien entendu, elle pouvait avoir choisi un autre moyen de voyager que l’avion, comme le bateau par exemple, mais c’était peu probable, car une telle navigation, qui devrait se faire à la pagaie et à la gaffe, se serait révélée longue et fastidieuse. Et puis, connue Bill l’avait exprimé d’une façon imagée, c’étaient bien là, pour les trois hommes, les cadets de leurs soucis.

Volant bas, l’hydravion s’était dirigé vers le sud-ouest. Morane pilotait à allure réduite afin de permettre au professeur et à Bill d’observer la surface des marécages en se référant à la carte jointe au testament de Ming.

Sous le ventre de l’appareil, le Koutch déroulait les chapelets d’émeraudes de ses lagunes, les étendues grises et brunes de ses boues, les prodigieuses cressonnières de ses forêts immergées. Sur tout cela, le jour encore jeune étendait sa lumière nacrée et, noyant les confins, une brume opaline limitait la vue, dressant sur l’immensité du Rann des barrières qui reculaient sans cesse, révélant marécage après marécage, comme si ceux-ci n’avaient pas de fin.

Au fur et à mesure que l’hydravion s’approchait du centre de ce prodigieux désert d’eau, le professeur Clairembart jetait de plus en plus souvent des regards attentifs au tableau de bord, afin de consulter le compteur kilométrique. Bill, de son côté, faisait continuellement le point pour connaître à tout moment la position de l’appareil.

Comme on atteignait une vaste zone de forêts épaisses où, par endroits, brillait la plaque glauque d’une lagune, l’Écossais déclara :

— Nous n’allons plus tarder à atteindre l’endroit où, s’il faut en croire le mémoire de Ming, se trouve l’île où est aménagé le refuge. La position que je viens de relever et celle portée sur le mémoire coïncident presque.

Les calculs de Ballantine étaient exacts car, au fur et à mesure que le soleil s’élevait dans le ciel, la brume se dissipait. Bientôt, au-delà de la zone de forêts, qui semblait former un anneau parfait, brilla l’étendue d’un grand lac au centre duquel s’élevait une île unique qui, en dépit de l’éloignement, semblait assez vaste.

— Cette fois, pas de doute ! s’exclama Clairembart. Nous avons bien atteint notre but… ou presque…

— Vous avez raison, professeur, approuva Bill, qui venait de faire un rapide relevé. Cette île occupe exactement la position indiquée sur le mémoire… Avant longtemps, nous serons fixés quant à la nature exacte de l’héritage de l’Ombre Jaune…

Bob Morane, lui, continuait à piloter sans rien dire. Tout allait trop bien à son gré. Depuis leur départ de Paris, il s’attendait aux pires difficultés, et voilà que cette expédition se déroulait avec la régularité d’une partie de campagne.

« Trop beau pour être vrai, songeait-il. Trop beau pour être vrai… »

Une fois encore, il devait avoir la preuve qu’il est inutile d’appeler le malheur, que celui-ci vient toujours bien assez tôt, et seul.

L’hydravion franchissait la zone de forêt et allait atteindre le lac quand, soudain, ses passagers eurent l’impression qu’il se heurtait à un gigantesque et invisible coussin. En même temps, les deux moteurs se bloquèrent, simultanément, et ce fut la chute soudaine, imprévisible.

Sans la présence d’esprit et le sang-froid de Morane, c’eût été la catastrophe irrémédiable. L’appareil s’était mis à descendre en tournoyant vers le lac, sans que rien semblait-il ne pût le redresser. Bob y parvint cependant, mais non sans avoir dû user de toute sa science de pilote. Agissant sur les commandes avec une précision de robot bien réglé, il réussit à mettre l’hydravion en vol plané avant qu’il n’eût atteint la surface du lac, sur lequel il se posa, non sans heurt certes, mais sans s’écraser ni capoter toutefois.

Durant une trentaine de secondes, le lourd appareil fendit de sa coque l’eau calme puis, arrivé au bout de son erre, il s’immobilisa.

Bob resta quelques instants immobile sur son siège, puis il poussa un soupir de soulagement et, d’un revers de main, essuya la sueur perlant à son front.

— Ouf ! fit-il. J’ai bien cru que je ne parviendrais pas à redresser et que nous allions tomber à l’eau comme un morceau de plomb…

— Pourtant, vous avez réussi ! s’exclama Bill. Un vrai champion !…

Le professeur Clairembart ne semblait pas le moins du monde troublé à l’idée du danger couru, et il fit remarquer d’une voix calme :

— Ne trouvez-vous pas étrange, Bob, que les deux moteurs se soient bloqués en même temps ?

Morane sursauta légèrement.

— Étrange, en effet, reconnut-il. Qu’un des moteurs se soit arrêté, passe encore. Mais, les deux en même temps, c’est pour le moins insolite. Le hasard lui-même ne fait jamais aussi mal les choses…

— Êtes-vous certain de ne pas être en panne d’essence ? s’enquit Ballantine.

Bob eut un signe de tête affirmatif.

— Certain, Bill… Quand nous avons quitté Nagaï Parkar, il y avait encore assez de carburant dans les réservoirs pour faire le voyage jusqu’Hyderabad et retour…

Bill Ballantine prit une soudaine décision.

— Je vais jeter un coup d’œil à ces maudits moulins. Avec un peu de chance, je mettrai aussitôt le doigt sur la panne…

Il ouvrit la porte de l’appareil et prit pied sur une des ailes, pour atteindre un des moteurs, dont il souleva le capot. Presque aussitôt, il poussa une exclamation de surprise et héla :

— Commandant !… Professeur !… Venez voir…

À leur tour, Bob et l’archéologue quittèrent la carlingue pour s’approcher du moteur. Quand ils l’inspectèrent eux aussi, ils ne purent s’empêcher de sursauter d’étonnement. Sous le capot, il n’y avait plus qu’un magma de métal fondu, dans lequel on avait bien de la peine à reconnaître la forme d’un carburateur, d’une dynamo…

— Ça par exemple ! s’exclama Bob. Je me demande bien ce qui a pu mettre cette mécanique dans un état pareil. M’étonne pas qu’elle ait bloqué tout net… As-tu une idée, Bill, de ce qui aurait pu provoquer un tel gâchis ?

Le géant, pour qui cependant la mécanique n’avait aucun secret, secoua la tête.

— Aucune idée, fit-il. J’ai vu pas mal de moteurs dans ma vie, mais aucun dans un tel état…

— L’autre ne doit guère valoir mieux, supposa Clairembart.

Morane fit la moue et hocha gravement la tête.

— Sans doute, murmura-t-il, sans doute… Allons-y jeter un coup d’œil pour nous en assurer…

Ils passèrent sur l’autre aile et, bientôt, ils durent se rendre à l’évidence : le second moteur n’était plus, lui aussi, qu’un magma de métal informe, comme si l’on avait fondu ses pièces composantes à l’aide d’un puissant chalumeau.

 

L'héritage de l'Ombre Jaune
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